La prochaine pépite de la Silicon Valley ne sera probablement pas une application de tchat vidéo, ni un service comme Instacart ou Uber.
Mais ça sera peut-être — sans rire — un cabinet d’avocat.
C’est en tout cas l’objectif de Justin Kan, un serial entrepreneur expérimenté. À 34 ans, il a déjà créé Twitch, un célèbre service de streaming de jeux vidéo, revendu à Amazon pour près d’un milliard de dollars en 2014. Il a ensuite participé au lancement de plusieurs centaines d’entreprises en tant que partner du Y-Combinator, le principal incubateur de la Silicon Valley.
Mais la dernière startup legaltech de Justin Kan, Atrium, créée il y a seulement quelques mois, a été enregistrée en tant que cabinet d’avocat — ce qui est probablement une grande première là-bas. Elle a levé 10,5 millions de dollars, ce qui est d’autant plus surprenant que dans la Silicon Valley les entorses aux règles et la disruption sont glorifiées. De plus, les fondateurs de startups sont particulièrement réticents à dépenser de l’argent dans des frais juridiques.
Entrer dans les élégants locaux d’Atrium, au coeur d’un quartier chic de San Francisco, où travaillent 34 employés, c’est pénétrer dans le cabinet d’avocats de demain. Les avocats et leurs assistants sont en jeans et T-shirts, à côté de développeurs affalés dans des poufs (et dans la même tenue).
Toute la journée les avocats répondent à leurs clients, des startups qui veulent réaliser des tâches juridiques de routine comme lever de l’argent auprès d’investisseurs, ou émettre des stock options pour leurs employés. Des ingénieurs les observent attentivement et récupèrent des bribes d’informations dans leurs conversations ou les documents qu’ils échangent. Ils essaient de construire une technologie pour, à terme, automatiser ce travail — et prendre la place des êtres humains qui le font.
Mais Kan et ses cofondateurs voient les choses autrement. Ils veulent créer un cabinet avec des avocats rompus aux nouvelles technologies, capables d’offrir à leurs clients des services de meilleure qualité pour un prix unique et transparent.
En deux ans, les outils utilisant l’intelligence artificielle et la robotique sont devenus suffisamment perfectionnés pour menacer les cols blancs. Les secrétaires, les radiologues, les conseillers financiers — et maintenant les avocats — sont tous devenus des cibles de ce genre de logiciels. McKinsey estime que 35% de toutes les activités professionnelles pourraient aujourd’hui être automatisées. JP Morgan a récemment recruté une armée de développeurs pour, dit-elle, construire un logiciel capable en quelques secondes de faire un ensemble de tâches qui auraient pris 360 000 heures à des avocats.
Les crispations autour de chaque discussion pour savoir si l’Intelligence Artificielle va, in fine, détruire des emplois, ou au contraire augmenter les capacités des personnes qui les occupent, sont de plus en plus fortes. D’autant plus que les professions intellectuelles paraissent de plus en plus menacées. Les chercheurs jugent que ces outils vont nécessairement, un jour ou l’autre, détruire des emplois dans de nombreuses professions— et augmenter les capacités de ceux qui resteront.
Bien sûr, la tâche de Justin Kan ne fait que commencer. Pour l’instant il ne rend pas les avocats obsolètes, au contraire, il les embauche. Ils sont aujourd’hui six, accompagnés de sept assistants juridiques et d’ingénieurs. Deux de ses trois cofondateurs, Augie Rakow et Bebe Chueh sont avocats. Rakow était senior partner chez Orrick, Herrington and Sutcliffe, l’un des meilleurs cabinets de la Valley. (Le quatrième co-fondateur, Chris Smoak, est quant à lui ingénieur et serial entrepreneur).
Kan raconte que l’idée lui est venue à force de créer et revendre des startups et de travailler directement avec des cabinets qu’il juge archaïques. “J’ai été malgré moi un power-user de tous les services juridiques, dit-il dans une interview. J’ai levé de l’argent, j’ai fait des fusions, j’ai été attaqué en justice. Et à chaque fois les factures d’avocats s’empilaient, et je ne savais pas pourquoi je payais. Ici dans la Silicon Valley nous aimons que les choses soient transparentes.”
D’ailleurs, une des principales innovations d’Atrium c’est son business model. L’entreprise ne facture pas au temps passé comme la plupart des cabinets, mais elle estime la quantité de travail qu’elle juge nécessaire pour chaque client et facture à l’avance des frais mensuels fixes — peu importe le nombre d’heures travaillées.
Atrium aurait déjà aidé ses clients à lever plus de 94 millions de dollars. Ses clients ne sont pas que des entreprises classiques : on peut citer Meadow, une plateforme e-commerce de vente de cannabis, mais aussi une solution pour tester des médicaments sur des personnes atteintes de cancers, ou encore une startup qui vient de lever de l’argent sur une obscure idée de crypto-monnaie.
À défaut d’atteindre les sommets hiérarchiques de sa profession, Rakow se dit attiré par le challenge de travailler sur des outils capables de la propulser dans le futur. “Tout le monde sait que c’est l’avenir de la justice, dit-il, je ne veux pas passer la deuxième partie de ma carrière comme les chauffeurs de taxi qui se plaignent d’Uber.”
Bien que les innovations sorties de la Silicon Valley aient bouleversé énormément de domaines, des chauffeurs de taxi à l’industrie manufacturière en passant par les médias, aucun secteur n’avait été aussi réfractaire à l’introduction de technologies disruptives que le secteur des cabinets d’avocats.
Mais le changement, c’est maintenant. Les cabinets d’avocat subissent de plus en plus de pressions pour faire des économies et réduire le nombre d’heures facturées, et beaucoup investissent à contrecoeur dans des technologies nouvelles. Depuis la récession, les grandes sociétés ont internalisé certaines tâches juridiques ; certaines, comme JP Morgan, ont conçu leur propre “raccourci technologique”.
Selon les experts, le secteur a toujours été lent à adopter des technologies de pointe à cause d’un mode de fonctionnement qui n’incite pas à innover. Les avocats sont payés à l’heure, et c’est pourquoi des technologies qui rendraient leur travail plus efficace sont peu intéressantes pour eux, puisqu’elles déboucheraient sur une moins grande quantité de travail. Par ailleurs, la majorité des cabinets sont organisés en partnerships, dans lesquels chaque investissement doit venir directement de la poche des partners, et cela créé une barrière pour financer de nouveaux outils.
Une poignée de startups se sont attaquées à une partie des services juridiques, comme la vérification de documents, la recherche sur internet, et même la contestation des contraventions pour mauvais stationnement (le chatbot DoNotPay permet à ses utilisateurs d’intenter une action en justice à Equifax de manière automatisée). Mais, dans l’ensemble, ces startups doivent encore cibler une industrie de plus de 300 milliards de dollars.
Les startups de la legaltech ont levé près de 800 millions de dollars depuis 2011, selon CB Insight, une très petite somme si on la compare à d’autres secteurs comme la Réalité Virtuelle, l’Intelligence Artificielle ou les voitures autonomes.
Frank Levy, professeur émérite au MIT a fait des recherches sur l’automatisation du travail des professions juridiques. Dans un prochain article co-écrit avec Dana Remus et publié dans le Georgetown Journal of Legal Ethics, intitulé “Un robot pourrait-il devenir avocat ?”, il estime que même si l’ensemble des cabinets d’avocats adoptaient l’ensemble des outils d’Intelligence Artificielle disponibles sur le marché, seulement 10% de leur travail pourrait être délégué à des logiciels. “90% de ce que font les avocats ne pourrait pas être automatisé selon lui, car cela nécessite une capacité à réfléchir et à prendre des décisions dont les technologies actuelles ne sont pas encore capables.
De plus, il fait remarquer que les objectifs d’Atrium risquent d’être très couteux à atteindre, même pour une startup de la Silicon Valley apparemment bien financée (Frank Levy précise qu’il n’a pas vu le business plan d’Atrium, et que c’est une opinion personnelle). Les avocats coûtent cher, dit-il, mais les ingénieurs aussi.
M. Kan construit un logiciel pour répondre à des besoins basiques de startups early-stages. Pour se diversifier et adresser d’autres marchés il devra personnaliser ce logiciel, avec à chaque fois des ingénieurs dédiés et très onéreux.
Néanmoins, Augie Rakow, Bebe Chueh, Chris Smoak et Justin Kan espèrent que leur société va rendre le marché juridique plus customer-friendly. “Dans la Silicon Valley, nous dit M. Kan, nous donnons une note à n’importe quel chauffeur de taxi, ou n’importe quelle livraison Amazon : le feedback est fondamental. Aucun cabinet d’avocats ne m’a jamais demandé ce que je pensais de son service. J’ai toujours cherché la transparence, et je ne l’ai jamais eue.”
Article traduit avec la permission du Washington Post (article original). Toute reproduction sans l’accord express du Washington Post est interdite.
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